Seul le bouffon du Roi a-t-il vocation à l’impertinence ou à l’ironie ?

Seul le bouffon du Roi aurait-il vocation à l’impertinence ou à l’ironie ?
Seuls les comiques accrédités par l’autorité peuvent-ils se payer la tête de cette autorité sans risque pour la leur !
Plus précisément, les bouffons ont-ils leur place sur notre chantier de bâtisseurs spéculatifs ?

          L’utilité des bouffons dans la construction des sociétés ? Pensons simplement à Aristophane, à Socrate même, à Rabelais, à Molière, à Charlot, aux chansonniers hier, et puis à Bedos, à Coluche, à Dario Fo – et j’en oublie- à ces bouffons qui, en forçant le trait, servent à ce que les Rois, et les princes qui nous gouvernent, mais aussi les braves gens qui les adulent, ne dépassent pas les mesures du bon sens.

Le bouffon, contrairement au censeur, qui critique les opinions et les actions d’autrui, lui, ne fait qu’en rire. Et c’est cela qui dérange !
Car les Rois… et les braves gens n’aiment pas que… n’aiment pas que l’on rie d’eux sans leur permission.

Prenons l’exemple du Roi Berlusconi ; nous sommes en 2005. Des braves gens du parlement italien, à droite comme à gauche, coupent la parole à l’humoriste Sabina Guzzanti, parce qu’elle est apparue à la télé italienne en singeant Berlusconi à la manière d’un Coluche ou d’un Laurent Gerra, et cela pour expliquer aux téléspectateurs comment le Cavaliere détient la totalité de l’information en Italie. Toute l’Italie éclate de rire, sauf évidemment le Cavaliere, qui décréte que Sabina Guzzanti ne fait pas dans la satire mais dans le journalisme et que par conséquent ses propos ne relevent pas du comique, mais de l’insulte. Eh bien, Pas un parlementaire, quasiment pas un journaliste pour reconnaître le statut de bouffon à celle qui a osé faire le boulot de la presse italienne ! Qu’en ont pensé nos amis maçons italiens ? En fait, en Italie, Berlusconi assumait à lui seul les deux fonctions de roi et de bouffon ! (voir le film de Sabina Guzzanti: Viva Zapatero !)

On pourrait sans doute trouver d’autres exemples qui confirment en effet que seuls les humoristes reconnus comme tels par le roi, par le pouvoir ou par l’institution qui les nourrissent, sont autorisés à rire du roi, de ce pouvoir ou de cette institution.

Bien avant Sabina Guzzanti, nous savons (puisque nous avons lu Hésiode), que Momus, fils de la nuit, dieu de la raillerie et des bons mots, fut précipité sur la terre par ses collègues parce qu’avec sa sagesse importune, sa manière de tourner en ridicule les hommes et les dieux, il troublait l’ordre divin. Depuis, dit-on, les dieux s’amusent beaucoup plus librement grâce aux bouffonneries du fameux Priape (je vous laisse imaginer les gauloiseries de ce dieu en bois de figuier), et grâce à Vulcain lui-même, bouffon attitré des festins divins, dont la boiterie, les plaisanteries, les bêtises (c’est Homère qui le dit) font pouffer sous la table… Tandis qu’en bas, pas un mortel ne daigne offrir l’hospitalité à l’exilé Momus, pauvre bouffon qui va, son masque d’une main et sa marotte de l’autre….

Si tout pouvoir craint le rire, le sourire, le ricanement, il est toutefois rassurant de savoir que c’est une académie « royale ! » qui a consacré le bouffon Dario Fo, un italien se réclamant de Molière, en lui offrant le prix Nobel de Littérature en 1997.
Ce prix Nobel, affranchi de tout pouvoir régalien, donne du souffle à la liberté d’expression et à la laïcité en Europe.

Quant à l’institution maçonnique, saurait-elle avoir envers les bouffons la même complaisance que l’académie royale de Suède en a eue pour le bouffon Nobel ?
En loge, aucun plateau de bouffon n’est prévu dans les rituels maçonniques. Alors gare à celui dont la drôlerie assassine -comme peut l’être celle du bouffon- mettrait en lumière nos insuffisances, nos imperfections, nos contradictions !
Et nous, à défaut de n’être pas tout à fait des dieux, nous n’en sommes pas moins des rois ! Et le roi qui est en nous… tolère-t-il facilement qu’un bouffon l’éclaire sur ses défauts et ses erreurs ? Le roi qui est en nous n’accepte l’ironie et l’impertinence que du bouffon qui est en nous, ce qui, à tout prendre, n’est déjà pas si mal ! Encore nous faut-il avoir un bouffon en nous qui sommeille ! Ce qui me semble être heureusement le cas du plus grand nombre d’entre nous, même s’il y a des « bouffons en nous » qui dorment plus profondément que des « bouffons en d’autres » !
Le bouffon qui sommeille en nous ne s’éveille-t-il pas chez l’apprenti à qui l’on vient de donner la lumière ?
Qui en effet n’a pas souri en se découvrant dans le miroir ? Je rêve de celui qui en se voyant dans la glace se mettra un jour à rire aux éclats !
Comme dirait Pierre Dac : Bien heureux ceux qui savent rire d’eux-mêmes, ils n’ont pas fini de s’amuser !

Être capable de rire de soi, n’est-ce pas aussi un moyen de se découvrir, de se découvrir à soi-même, intérieurement, de porter sur soi ce regard critique auquel VITRIOL nous engage ? Il me plait d’imaginer que si VITRIOL est un acide sulfurique en chimie minérale, il peut être un élément sulfureux de notre alchimie personnelle. A-t-on oublié la présence du soufre dans le cabinet de réflexion ?
Et puis enfin, la lucidité de l’initié ne nous serait-elle donnée qu’à la condition que nous affichions un air grave et solennel ? Encore qu’un bouffon puisse être grave et solennel, voire grotesque et terrifiant…
Ce qui distingue ces derniers du bouffon rieur, c’est qu’ils se croient habités par la grâce et prédestinés à une carrière de Juste.
Le vrai bouffon n’aspire pas à devenir roi, bien qu’il partage avec lui le même orgueil.
Beaucoup de courage chez le bouffon ? Non, je ne le crois pas ; juste un peu d’orgueil ! Mais un orgueil certainement pas dénué d’altruisme. Qu’il soit fou du roi ou bouffon indépendant bouffonnant en free-lance, ce n’est pas pour lui-même que le bouffon prend des risques, mais pour les causes qui lui sont chères. Prenons l’exemple de Cyrano, qu’Edmond Rostand affuble -et ce n’est pas par hasard- d’un nez de bouffon :
                Je me suis battu, madame, et c’est tant mieux,
               Non pour mon vilain nez, mais pour vos beaux yeux.

Dans l’institution maçonnique, l’Ordre, l’Obédience, on ne trouve pas d’exemples concernant la liberté ou non d’expression des bouffons ; peut-être parce que l’appareil maçonnique, contrairement à l’appareil royal, et malgré son caractère parfois régalien, ignore tout des bouffons.
L’impertinence et l’ironie ne s’y exercent donc que sporadiquement et sont vite étouffées, non par la hiérarchie –qu’elle soit symbolique ou administrative- mais par la fraternité. La fraternité a peu d’humour : il n’y a qu’à voir comment elle écoute sans rire les frères dont la langue de bois ou l’omniscience prête à rire ; comment elle accueille sans rire les frères qui portent en loge leurs métaux dans leur attaché-case avec la suffisance du notable qui ne verrait pas le poisson d’avril qu’on lui a accroché dans le dos ; comment elle fait la cour sans rire à ces roitelets, peu nombreux certes mais tonitruants, dont nous observons parfois les efforts ridicules pour enlever, étreindre ou regagner les trônes dérisoires que distribue, jusqu’au sommet de l’Obédience, le Bon Roi Salomon…

La fraternité ne souhaite pas être prise en défaut de fraternité, alors elle encaisse les pires sottises en toute fraternité et se récrie d’indignation au premier rire. Et celui qui en riant met à mal la fraternité, qui en traduisant par son rire « sa vérité », même s’il se sait ne pas être exempt des reproches qu’il s’amuse à caricaturer, il sera, comme le poète, exécuté.
La fraternité ne reconnaît aucune vocation à l’ironie et à l’impertinence !
Or la fraternité ne gagnerait-elle pas à rire plutôt qu’à se quereller ?

Pour nous, maçons, qui sommes sensibles aux signes, le bouffon pourrait agir comme un contresigne ! A moi mes FF\ par le contre signe et le rire ! Le renversement d’une image symbolique reste toujours une image symbolique. Renversez le triangle : la pointe en bas il devient maléfique. Renversez la voûte étoilée, elle devient pavé-mosaïque. Renversez les grenades, elles éclatent… et pas seulement de rire ! Renversez Jakin, il devient Nikai, et ne renversons pas le mot de compagnon, nous en serions renversés ! Et qui ne s’est jamais laissé porter par des rituels bouffons ? -pensons à Pierre Dac- Certains qui s’y sont laissés prendre et qui n’ont pas assassiné, comme un méchant compagnon, le bouffon qui vit en eux, en rient encore ! Le comique n’est pas moins signifiant que le « respectable ».
Voici enfin ce que rapporte Érasme dans son « Éloge de la folie », de quoi apporter de l’eau au moulin des bouffons et du grain à moudre aux sages.
« Selon Tite Live, en 403, qui a ramené à la concorde la plèbe romaine prête aux dernières violences ? Est-ce un discours philosophique ? Pas du tout. Mais un apologue prononcé par Menenius Agrippa, un apologue risible et puéril sur les membres et l’estomac. »

Clin d’œil aux « parties du corps qui voulaient devenir roi ! » et qu’a audacieusement « maçonnisé » l’auteur de ces lignes… « Qui sera élu Vénérable ? »