Les Francs-Gloutons

3 personnages
Deux « apprentis », Pierre et Fernande, sont en train de bûcher leur cours… ils sont vêtus de grands tabliers de cuisine (ou de sommelier). Ils arborent à leur boutonnière un badge formé d’un triangle pointe en bas dans lequel sont dessinées trois grosses molaires.

Au-dessus d’eux un portique est surmonté d’une passoire au centre de laquelle est dessiné un gros œil.

Entre le « maître Franc-glouton » coiffé d’une toque blanche de chef cuisinier. Il a de l’embonpoint, une trogne de bon vivant. Il s’adresse aux deux apprentis.

LE MAITRE – nous allons vérifier si vous connaissez bien les formules de votre grade. Demain, vous allez subir votre examen d’augmentation de salaire et je ne voudrais pas passer pour un mauvais maître-queux.
(il s’adresse à Fernande) êtes-vous franc-glouton ?
FERNANDE – (elle fait glisser ses mains le long du visage et du corps d’une manière si possible érotique) mes traits me font reconnaître comme tel, vénérable chef !
LE MAÎTRE – Parfait ! (il s’adresse à Pierre) Qu’est-ce qu’un franc-glouton ?
PIERRE – C’est un bâfreur libre et de bonne humeur. Et à toutes ces choses qui donnent du goût à la vie : le PMU, le foot, face-book et la télé, il préfère les épices et les marrons glacés.
FERNANDE –Sans préjugé, il mange à tous les rateliers.
LE MAÎTRE – Et qu’est-ce donc que la franc-gloutonnerie ?…
FERNANDE – La franc-gloutonnerie est une société gourmande qui veut rétablir la bonne bouffe dans l’humanité…
PIERRE – …et faire régner à table la fraternité.
LE MAÎTRE – Bravo ! Quels sont ses principes ?
FERNANDE – La Tolérance à la tambouille, le Respect des auges et des bedaines, la Liberté absolue de bombance.
LE MAÎTRE – Sa devise ?
PIERRE + FERNANDE – Boire. Manger. Eructer.
LE MAÎTRE – Et quels sont ses devoirs ?
PIERRE- Il doit travailler sans relâche à améliorer l’ordinaire…
FERNANDE – …et propager hors des cuisines les techniques qu’il a acquises.
LE MAÎTRE – Bon. comment peut-on reconnaître un franc ¬glouton ?
PIERRE- à des signes, mots et att…
LE MAÎTRE(l’interromp brutalement) attention ! qu’est-ce que tu mijotes là ? (il le regarde, méfiant) Dis moi… tu ne serais pas franc-maçon, toi ?
PIERRE – Ben…
LE MAÎTRE – (il lui tend une page imprimée et un crayon) Lis !
PIERRE – je… je ne sais pas lire…
LE MAÎTRE – Et pas écrire non plus ! Je m’en doutais ! Purée ! un franc-mac parmi nous ! Manquait plus que ça ! va falloir qu’on te purge, marmiton ! (s’adressant à l’autre) et toi, tu sais comment on les reconnaît les franc-gloutons ?
FERNANDE – A leurs lignes, rots et attablements.
LE MAÎTRE – Bien dit. Et Comment sont les lignes ?
FERNANDE – Arrondies, épaisses, voluptueuses.
LE MAÎTRE – (à PIERRE) Peux-tu me décrire les lignes ?
PIERRE(il fait signe avec les doigts de se couper la langue) Ah non ! J’aimerais mieux avoir la langue coupée que de révéler les recettes qui m’ont été confiées.
LE MAÎTRE – C’est bon ! Mais je reconnais là ton passage chez… chez les autres.
Donnez-moi le rot de passe.
PIERRE ou FERNANDE – (un rot ! )
LE MAÎTRE – Que signifie ce rot ?
PIERRE – C’est le cri du premier homme qui selon la légende s’est mis à table .
LE MAÎTRE – Pouvez-vous me donner le rot sacré au rite hoqueté, à l’ail et au hareng fumé ?
PIERRE + FERNANDE – (tentatives de rots avortés…) (grimaces du Maître à cause de leur haleine puante)
PIERRE – Je ne sais ni le sortir, ni le décrire… je ne sais que l’éructer. Si vous l’éructez en premier, je pourrai l’éructer en second.
LE MAÎTRE – Que signifie ce rot ?
FERNANDE – c’est d’après la légende, le grognement d’une des cochonnes de la tante de Salomon auprès de laquelle les apprentis gloutons reniflaient le sale air.
PIERRE(il renifle) Ah ! ce que tu pues l’ail et le hareng fumé !
LE MAÎTRE – N’ont-ils pas d’autres rots de reconnaissance ?
PIERRE – Il y a encore les rots de semestre. A chaque banquet solsticial, le Grand-Rotant adresse aux chefs de table, en flacons cachetés, deux rots destinés à constater la régularité des gloutons.
FERNANDE – Ces rots sont humés à table selon des règles établies ; ils ne doivent être reniflés qu’à respiration basse, et sans sortir des bocaux gastronomiques.
LE MAÎTRE – Bien ! Dîtes- moi à présent pour quelle raison vous êtes vous fait recevoir franc glouton ?… Toi…
PIERRE – Parce que je croûtais dans la mal-bouffe et voulais retrouver la lumière.
LE MAÎTRE – (en colère) La lumière ? quelle lumière ? (il lit dans son livre :) « je croûtais dans la mal-bouffe et voulais m’en mettre plein la lampe ! »
PIERRE- la lampe, la lumière, c’est pareil, non ?
LE MAÎTRE(soupirs !) Pourquoi aviez-vous une serviette sur les yeux lorsque vous avez été introduits à table le jour de votre première invitation ?
PIERRE – Pour marquer le sens de l’invitation qui est le passage de la bouffe sans odeur ni saveur à la bouffe des connaisseurs.
LE MAÎTRE – Que vous a-t-on fait faire à table pendant que la serviette vous bandait les yeux ?
FERNANDE – On m’ a fait boire à l’aveugle, à trois reprises, dans trois grands verres.
LE MAÎTRE – Que contenaient ces verres ?
FERNANDE – Le premier contenait de l’eau, le deuxième un Beaujolais “Moulin à vent”, le troisième un rosé de “Pierrefeu”. Auparavant on m’avait enfermé à la cave sur un sac de pommes de terre devant un oeuf, une tête de veau et une salière !
LE MAÎTRE – Quelle est la signification des fourchettes dont les pointes étaient tournées vers vous quand la serviette vous a été retirée ?
FERNANDE – (avec effroi) Elles m’annonçaient que les franc gloutons n’hésiteraient pas à me cuisiner si l’envie me prenait de ne pas me mettre à table.
LE MAÎTRE – Les fourchettes qu’ils emploient en diverses circonstances n’ont-elles pas une signification symbolique ?
PIERRE- Oui ! Elles symbolisent l’égalité. A une époque où les roturiers mangeaient avec les doigts, tous les franc-gloutons avaient droit à une fourchette ; cette pratique servait à indiquer que tous les bâfreurs sont égaux.
LE MAÎTRE – Quel est l’emblème du tablier que vous portez ?
PIERRE – C’est l’emblème de la ripaille; il rappelle au franc glouton qu’il peut s’empiffrer sans retenue.
FERNANDE – Le franc¬ gloutons doit toujours en être revêtu à table .
LE MAÎTRE – Pourquoi les apprentis gloutons se tiennent-ils au Nord ?
PIERRE – Le Nord de la table étant le côté le moins chauffé, cette place rappelle aux apprentis qu’ils n’ont qu’à bien becqueter s’ils veulent se réchauffer.
LE MAÎTRE – Que signifie la passoire placée au-dessus de la cuisine, et le gros oeil qui s’y trouve ?
FERNANDE – Cette passoire est l’emblème du ventre. Le gros oeil ouvert figure la gourmandise.
PIERRE – Ils évoquent cette maxime qui remonte à la plus haute antiquité: ” Il faut toujours avoir les yeux plus gros que le ventre “.
LE MAÎTRE – A quelle heure les franc gloutons se mettent-ils à table?
FERNANDE – A midi !
LE MAÎTRE – Pourquoi ?
PIERRE – Midi c’est l’heure gastronomique par excellence !
LE MAÎTRE – A quoi travaillent les apprentis franc gloutons ?
FERNANDE – A casser la croûte .
LE MAÎTRE – Que fait-on à table ?
FERNANDE – On y combat le régime et la minceur.
PIERRE- On y glorifie l’ivresse et la gourmandise.
FERNANDE – C’est ce que les anciens formulaires bachiques traduisent par ces mots :
” On y fait venir l’appétit en mangeant
On y creuse sa tombe avec les dents ”
LE MAÎTRE – (désignant le revers de la veste des apprentis) Quel badge avez-vous ?
PIERRE – Trois dents !
FERNANDE – Trois dents !
LE MAÎTRE – Que redoutez-vous ?
PIERRE + FERNANDE – Je tremble à l’horreur de ne pas être admis à la table des franc gloutons.
LE MAÎTRE – Bravo ! je suis sûr que vous l’aurez votre première toque ! (se tournant vers PIERRE) Mais toi, va falloir que tu fasses attention à ne pas dire des conneries si tu veux pas te faire caraméliser !
(Pierre et Fernande ramassent leurs documents et sortent en chantant : (c’est nous les glou glou, c’est nous les franc- glou glouton…)