Réunion d’un Jury fraternel – inspiré de “12 hommes en colère”, pièce de Reginald Rose
Distribution : 7 personnages
Sœur Juré 1 – (Présidente du jury) – raisonnable. (31 répliques)
Frère Juré 2 – plutôt violent. Fier d’être dans les hauts grades. (28 répliques)
Sœur Juré 3 – sincère- mais très impatiente. (21 répliques)
Frère Juré 4 – pinailleur, peu fraternel. (19 répliques)
Sœur Juré 5 – femme de dossier et de règlement. (14 répliques)
Frère Juré 6 – manifeste son humour. (8 répliques + 1 monologue)
Frère (ou sœur) Juré 7- posé, à l’écoute, hésitant. (12 répliques)
Thème : Un maître a porté plainte en justice maçonnique contre un compagnon de sa loge qui l’aurait insulté en tenue. Après avoir pris connaissance de la plainte et entendu les protagonistes de l’affaire, le jury fraternel se réunit en huis-clos pour délibérer sur une éventuelle radiation du compagnon fautif.
Une table, 7 chaises.
Les jurés entrent dans la salle de réunion en discutant entre eux avant de prendre place.
Frère Juré 2 – (à J4) Qu’est-ce que tu penses de cette plainte ?
Frère Juré 4 – Moi, j’ai jamais entendu pareille insulte faite à un Véné !
Sœur Juré 5– Véné… pas vraiment… il n’a pas été élu.
Frère Juré 2- C’est tout comme ! Mais je vais te dire un truc : c’est avant qu’ils nous insultent, qu’il faut leur baffer la gueule, à ces compagnons de merde !
Frère Juré 7 – (à J6) Qu’est-ce que tu penses, toi, de ce compagnon ?
Frère Juré 6 – Moi, il m’a épaté. Cette façon de plaisanter sur tout. Il est très marrant, et courageux ce jeune.
Sœur Juré 3 – (impatiente, à tous) Bon, il faudrait peut-être commencer. On n’a pas que ça à faire. Plus tôt on commencera, plus tôt on ira boire un coup.
Sœur Présidente Juré 1– C’est ça ! Vous voulez bien vous asseoir ?
(Tous s’assoient)
Frère Juré 2 – C’est inouï quand même, un compagnon qui insulte un maître, comme ça, paf !
Sœur Présidente Juré 1 – Bon ! Sans vouloir vous imposer une règle, je propose qu’on discute un peu, et après on votera. Nous avons tous lu le dossier d’accusation et entendu les plaignants…
Frère Juré 3 – Justement ; tout est clair. Alors votons ! et qu’on rentre à la maison !
Sœur Présidente Juré 1 – Allons-y. N’oubliez pas que le Compagnon est accusé d’avoir insulté un maître en tenue. Si nous le jugeons « coupable », il est bon pour la radiation.
Frère Juré 2– Moi je lui aurais cassé la gueule !
Sœur Présidente Juré 1 – Allons, mon Frère !… Vous êtes prêts ? Que ceux qui votent « coupable » lèvent la main.
(J1, J2, J4, lèvent spontanément la main) Un, deux, trois… (J3 lève tardivement la main) … quatre.
Non coupable ? (Les 3 autres lèvent la main). Trois voix
Sœur Juré 4 – (se lève) Je rêve. Faut qu’y en est trois !
Sœur Juré 3 –De toutes façons, on a la majorité, l’affaire est close ! Radié ! On peut rentrer. (Se lève)
Sœur Présidente Juré 1– Je rappelle que le vote doit se faire à la majorité des deux tiers, c’est la règle. (Elle prend sa calculatrice) Les 2/3 de sept, ça fait… 4,67. Donc à 4, la majorité des 2/3 n’est pas atteinte.
Frère Juré 2 – qu’est-ce que tu pinailles, là ? On est 4 contre trois ; ça suffit !
Sœur Présidente Juré 1 – c’est arithmétique : la majorité des 2/3, c’est plus proche de 5 que de 4.
Sœur Juré 3 – qu’est-ce qu’on fait alors ?
Sœur Présidente Juré 1– – il faut qu’on discute, il me semble.
Frère Juré 2 – Discuter, discuter… (au trois autres) Enfin, quand même, vous croyez vraiment que ce compagnon est innocent ? Il a insulté un maître, en pleine tenue !
Frère Juré 4 – Vous l’avez tous entendu. Il est mauvais ce compagnon, ça crève les yeux. (Il se rassoit)
Frère Juré 7 – c’est un jeune frère. Il n’a que 25 ans…
Frère Juré 2 – Et alors ? Il a insulté un maître, comme ça, devant tout le monde ! Tu veux que je te rappelle ce qu’il lui a balancé ?
Frère Juré 7 – non.
Frère Juré 2 – Alors qu’est-ce que tu veux ?
Frère Juré 7 – Je veux juste qu’on parle.
Un temps.
Sœur Présidente Juré 1 – Bon… est-ce que quelqu’un a quelque-chose à dire ?
Frère Juré 6 – Oui moi ! j’en connais une bonne ! vous voulez que je vous raconte l’histoire des parties du corps…
(Réprobation générale sauf la Sœur J5 que ça fait sourire)
Sœur Juré 4 – On n’est pas là pour se raconter des blagues !
Sœur Juré 5 – D’accord, d’accord, alors dis-nous pourquoi on est là.
Frère Juré 4 – Pour régler son compte à un compagnon qui a injurié un maitre. Tu le sais pas ?
Sœur Juré 5 – Tout ce que je sais, c’est que ce compagnon avait ses raisons ; il a été confronté très tôt dans son entreprise à des problèmes d’ego, de croches pieds, de coups fourrés de la part de collègues qui briguaient une promotion…
Frère Juré 2 – Quel rapport ?
Sœur Juré 3 – Et comment tu sais ça, toi ? Tu étais à son passage sous le bandeau ?
Sœur Juré 5 – Non. C’est dans le dossier. C’est son Surveillant qui nous le rapporte.
Frère Juré 4 – Le Frère Machin ? je le connais, celui-là. Toujours à raconter des craques. Si vous saviez ce qu’on dit de lui…
Frère Juré 7 – On dit quoi ? Ah ! Elle est belle la fraternité !
Sœur Présidente Juré 1 – Bon ! On a ce boulot à faire, alors faisons-le.
Frère Juré 2 – Si on faisait un tour de table ?
Sœur Présidente Juré 1 – D’accord, vas-y, commence.
Frère Juré 2 – Ah non, pas moi. Faisons ça dans l’ordre croissant des grades.
Frère Juré 7 – Mais nous sommes tous maîtres !
Frère Juré 2 – Toi, tu n’es même pas au quatrième !
Sœur Présidente Juré 1 – Ah non ! Pas ce genre de querelle ici. Nous sommes un jury de loges bleues.
(À J5) ma sœur, tu veux bien commencer ?
Sœur Juré 5 – En dehors de toute considération profane, voilà ce que je pense, moi. Les faits (elle consulte le dossier) : Le soir de la tenue du drame, le Compagnon Machaut a soi-disant apostrophé le Frère maître Capon.
Sœur Présidente Juré 1 – Soi-disant ?
Sœur Juré 5 – Soi-disant. J’y reviendrai… Il était minuit passé…
Sœur Juré 3– On se fout de l’heure !
Sœur Juré 5- Minuit passé ! les travaux étaient donc symboliquement terminés. Les deux antagonistes s’en étaient retournés dans les parvis, où une partie de la Loge, dans le vacarme des métaux qu’on reprend, riait de la merde qu’ils avaient vécue en tenue…
Sœur Juré 3 – De quelle merde tu parles ? Ils ont tous entendu le Compagnon hurler : « Trou du cul ! »
Frère Juré 7– D’abord il n’a pas hurlé. Et il a dit : « trouduc ».
Sœur Présidente Juré 1 – Tous les témoins ont entendu « trou du cul ».
Frère Juré 2 – Trouduc, trou du cul… quelle différence ? Pour moi, ce gamin est coupable d’insolence. C’est inadmissible dans un Temple, et en plus à l’égard d’un maître candidat au plateau de Vénérable. Il doit être radié pour ce qu’il a dit.
Frère Juré 7 – (il a voté non-coupable) Et la grande partie de la Loge, ceux qui ne riaient pas, qu’est-ce que vous faites de leur témoignage ?
Sœur Juré 3 – (elle a voté coupable) Ils ont bien entendu trou du cul, eux aussi. Et même qu’ils ont ri à leur tour.
Frère Juré 6 – Écoutez ! Toute une loge qui se marre… vous appelez ça un drame ?
Frère Juré 4- Attendez ! attendez là ! Que dit le dossier ? Voilà une loge qui vient d’avoir une tenue difficile ; la réélection du Véné à été tendue ; c’est l’été, la clim est en panne, on crève de chaleur… les apprentis s’agitent sur leur colonne. C’est normal qu’on ait hâte d’aller arroser la réélection du Collège en salle humide et qu’on le manifeste joyeusement dans les parvis, non ?
Frère Juré 2– Et c’est à ce moment là que le candidat blackboulé, malheureux, se fait insulter par un petit connard de compagnon ! Où on est là ?
Sœur Juré 5 – (elle a voté non-coupable) Justement ! Les parvis sont joyeux ! C’est le moment de rigoler, non ?
Frère Juré 2 – (se lève) Trou du cul !… Ça te fait rigoler ?
Sœur Juré 5 – (se lève) Mais il m’insulte !
Frère Juré 2 – Ah ! Ah ! Ah ! Tu vois. Tu l’as bien pris pour une insulte !
Frère Juré 7 – Tu te crois malin, hein ?
Sœur Présidente Juré 1 – Du calme. Essayons de nous conduire en maçons civilisés. Alors, à qui le tour ? à toi !
Frère Juré 7 -Je ne sais pas. J’ai été persuadé assez vite, vous voyez, que ce n’était qu’une fraternelle rigolade. Mais c’est vrai qu’on ne traite pas de trou du cul un Frère, même si…
Sœur Présidente Juré 1 – Même si… ?
Frère Juré 7– Même si… je sais pas, moi.
Frère Juré 4– Enfin ! ce frère, il a une gueule de mauvais compagnon, quand même. Il n’y a qu’à voir son cheminement maçonnique : initié à 22 ans ; à 25 ans, même pas encore maître.
Sœur Juré 5– on met combien de temps dans ta loge, pour passer maître ?
Frère Juré 4– Trois ans ! Dans ma loge les apprentis ne glandent pas sur la colonne du Nord !
Frère Juré 6– Comme ça, ils peuvent aller plus vite glander avec toi dans les ateliers supérieurs.
Frère Juré 4 – (se lève) Espèce de…
Sœur Présidente Juré 1 – (à J4) Assez mes frères. Soyons raisonnables !
Frère Juré 4 – (à la Présidente) Oh toi ! arrête de faire joujou ! (Il s’éloigne de la table)
Sœur Présidente Juré 1 – Comment, joujou ?
Frère Juré 2 – C’est vrai ça ; tu te prends pour qui ? (Ironique) Madame la présidente du jury… apprentie, va !
Sœur Présidente Juré 1 – apprentie, parce que j’essaye de maintenir notre discussion fraternelle ? (Elle jette son maillet) Débrouillez-vous sans moi. Je vais la fermer maintenant.
Frère Juré 2 – Tu te montes le bourrichon, là. Du calme, ho !
Sœur Présidente Juré 1 – Je n’ai pas de conseils à recevoir des ateliers supérieurs ! Montre-moi comme c’est facile d’être là. Je t’en prie, Môssieur le trente-troisième, faites-nous une démonstration de votre savoir-faire… Vas-y, prend ma place !
Sœur Juré 3 – Pas question ! Tu es la meilleure. Garde le maillet, sœurette ! Et je vais vous dire maintenant ce que je pense de tout ça, moi. Je suis de plus en plus convaincue que l’accusation portée par le maître contre ce frère Compagnon n’est pas claire. Il y manque trop de détails.
Frère Juré 2 – Quels détails ? Tout a été bien décrit par Capon. Et il est Maître.
Frère Juré 6 – Un maître stupide, ça existe aussi.
Sœur Juré 5- (rieuse) Je vois que tu connais mon Orateur !
(Quelques rires.)
Frère Juré 2 – (il se lève furieux) Non mais, soyons sérieux, là ! Et l’injure, qu’est-ce que vous en faites ? Vous ne pensez pas que c’est une preuve accablante contre ce compagnon ? (Il s’éloigne et rejoint J4)
Sœur Présidente Juré 1 – Si. Bien sûr. Mais récapitulons :
-Premièrement… : le compagnon Machaut a reconnu être arrivé en tenue en retard ce soir-là, vers 20 heures 15.
-Deuxièmement : on l’a fait patienter 1/2 d’heure dans les parvis, d’où il a entendu le Vénérable en chaire annoncer la résolution prise en chambre du Milieu de le reconduire ainsi que tout son Collège, à la tête de l’atelier.
Frère Juré 4 – Bel exemple ; il écoute aux portes…
Sœur Juré 5 – Et il entend le Frère Capon, en contradiction avec toute démarche initiatique, évoquer la démocratie pour se porter candidat au premier maillet ! Ce qui provoque alors une confusion dont il ne perçoit que le brouhaha général suscité par cette candidature sauvage.
Sœur Présidente Juré 1– Et c’est en plein brouhaha qu’on l’a fait entrer alors que Vénérable n’avait pas encore mis la loge en récréation…
Frère Juré 4- (revient vers la table) Et qu’est-ce qu’il nous a raconté le compagnon pour sa défense? il nous a servi une de ces histoires qui font le régal de ce Festival d’humour qui ose se dire maçonnique, selon lequel la loge était en ébullition, que les apprentis bavardaient au Nord, que les Surveillants n’avaient même pas répondu à son salut, que le maitre des cérémonies l’avait accompagné sur la colonne du Midi sans faire le tour du pavé mosaïque et qu’on avait oublié d’allumer le Triangle… Comment peut-il se permettre de se moquer du rituel ? C’est clair que ce Michaut n’était pas dans son état ce soir-là… Maintenant, moi je vais vous dire ce qui s’est réellement passé : comme il n’a pas assisté à toute la tenue, il a pris pour un brouhaha la joyeuse effervescence qui régnait dans la loge. Et frustré de n’avoir pas pu voter, il s’en est pris à l’ambition légitime du Frère Capon de poser sa candidature au plateau de Vénérable.
Frère Juré 6- au Festival d’humour dont tu parles, on appelle ça avoir la cordonite.
Sœur Juré 3- Il ne faisait pourtant qu’exiger l’application des règles démocratiques qui prévalent à toute élection d’un Maitre de Loge, non ?
Sœur Présidente Juré 1- démocratiques… démocratiques… ne sommes-nous pas plutôt dans une société… initiatique ?
Sœur Juré 5 – Et puis concernant la soi-disant injure, le Compagnon affirme…
Frère Juré 2 – Il affirme qu’il ne l’avait pas adressée à Capon, mais qu’il avait juste voulu faire référence à je ne sais quelle histoire de… trou du cul…
Sœur Présidente Juré 1– C’est ce qu’il a expliqué, en effet. Cette histoire je la connais bien (elle rit).
Frère Juré 4 – C’est des conneries tout ça ! il a bel et bien voulu insulter le Maître. Ce bouffon est un mauvais compagnon, et vous le savez très bien !
Sœur Présidente Juré 1– Bouffon peut-être mais, après tout, son allusion n’en était pas moins pertinente. (Elle rit). À la réflexion, je me dis qu’il n’est pas si coupable que ça.
Frère Juré 2 – Dis donc, tu as voté « coupable », non ?
Frère Juré 4 – Dans quel camp tu es ?
Sœur Présidente Juré 1 – Je n’ai pas à être dans un camp ou dans un autre. L’attitude du maître pose question, non ?
Frère Juré 2 – Eh, écoutez ! on est 3 à penser que ce Compagnon est bon pour la radiation. Si vous continuez à nous tenir tête, on n’a qu’à déclarer notre jury incompétent ; comme ça, cette affaire montera en chambre de justice maçonnique. C’est ça que vous voulez ? Que ce trou du cul remonte plus haut et qu’on se gausse de notre Orient ?
Sœur Juré 3 – Bon, il faut en finir. Il se fait tard et j’ai la dalle. J’en ai marre. Je change d’avis. Je dis non-coupable.
Frère Juré 2 – Quoi ? (Il va vers elle, agressif)
Sœur Juré 3 – Ouais, ouais, j’en ai marre !
Frère Juré 2 – « J’en ai marre » : C’est pas une réponse ça !
Frère Juré 7 – (raisonnablement) c’est vrai ; ce n’est pas une réponse, il a raison. D’abord, tu votes « coupable » avec la majorité parce que tu es pressée de partir. Et maintenant, tu votes « non coupable » simplement parce que tu en as marre d’être ici.
Frère Juré 4 – En fait tu t’en fous. Ou peut-être que tu n’as pas le courage de tes opinions ?
Sœur Juré 3 – (se lève) Dis donc !…
Sœur Présidente Juré 1 – Alors ma sœur, coupable ou non coupable ?
Sœur Juré 3 – Je vous l’ai dit, non coupable !
Frère Juré 2 – (méchamment) Pourquoi ?
Sœur Juré 3 – Je suis pas obligée de ….
Sœur Présidente Juré 1 – Si. Dis-le, pourquoi ?
Sœur Juré 3 – (gênée, se rassoit) Je… Je pense qu’il n’est pas coupable. Je vous l’ai dit : trop de détails ont été négligés dans le dossier.
Frère Juré 4 – Détails, mon cul ! Tu te laisses bourrer le mou par ces…(désignat J5, J6, J7) ces 3 bouffons ; voilà !
Sœur Juré 3 – Que sait-on du maître qui se prétend insulté ? D’abord qu’il n’est pas un maçon modèle. C’est un épicier.
Sœur Présidente Juré 1– Non ! il est dans l’immobilier.
Sœur Juré 3– C’est bien ce que je dis. Il fréquente assidument les loges de l’Orient pour y faire ses affaires, de l’épicerie quoi ! Il flambe dans les ateliers supérieurs où il est notoire qu’il y a acheté ses grades. Et en salle humide, il ne fait que raconter des histoires salaces.
Sœur Juré 5 – Et ça fait rire des Frères !
Sœur Juré 3– Il n’a jamais été président d’aucun atelier, et voilà que ça le démange ce soir-là de se faire élire Vénérable, comme ça, sans en avoir débattu en chambre du milieu.
Frère Juré 4 – Oh putain de putain ! J’ai jamais entendu des conneries pareilles. Mais bordel, on sait bien que Capon est un joyeux luron. Et alors, qu’est-ce que ça change ?
Sœur Juré 3 – On m’a demandé de justifier mon vote. Je réponds, c est tout. Jai une autre question : vous croyez vraiment qu’un compagnon aurait osé injurier un frère, quel qui soit, en le traitant de la sorte ? Moi, je pense qu’un compagnon, un maçon, ne peut pas faire ça.
Frère Juré 2– Il l’a fait pourtant. C’est un trou du cul, ce compagnon !
Sœur Présidente Juré 1– Décidemment, tu n’as toi-même que ce mot à la bouche.
Sœur Juré 3- Les témoins n’ont en effet retenu que ce mot grossier ; mais qu’a dit exactement le compagnon ? De l’aveu même de son Vénérable, qui aurait pu lui-même s’en offusquer, il a exactement dit…
Frère Juré 6– Je sais ce qu’il a dit. Dans la confusion de cette fin de tenue houleuse, il a eu une pensée géniale, et courageuse. S’adressant en salle humide à ceux qui pouvaient l’entendre, il a dit : « voulez-vous que je vous raconte l’histoire… du trou du cul qui veut devenir Vénérable ? ».
(Rires, sauf de J2 et J4)
Sœur Présidente Juré 1– Tu peux nous la raconter ?
Frère Juré 2– (se lève et s’éloigne) Je ne veux pas l’entendre !
Frère Juré 6– On n’a pas le sens de l’humour, dans les Hauts Grades ?
Frère Juré 4 – Bon ! Vas-y ! si c’est marrant, raconte.
Frère Juré 6-
Lorsque le corps humain fut créé,
Les parties du corps décidèrent de s’organiser.
Former une loge leur parut un moyen incomparable.
Mais chacune des parties voulut devenir Vénérable !
Le cerveau dit : Puisque je commande à tous
Et que je pense pour vous tous
Ce serait bien le diable
Que je ne sois point Vénérable !
Le cœur, maîtrisant son émotion,
Redouta que les travaux fussent trop raisonnables.
– N’est-ce pas, dit-il, une bonne raison
Pour m’élire Vénérable ?
C’est alors que les jambes mirent les pieds dans le plat :
– Sans nous, sans nos compas et nos pas
Sauriez-vous progresser ?
C’est nous forcément qui serons Véné !
Ce à quoi le nez répondit en nasillant :
– Nul ne sait mieux que moi renifler les affaires
Et dégoter les meilleurs impétrants.
Moi Véné, vous rendrez grâce à mon flair.
Les mains se levèrent :
– C’est nous qui tenons les outils et travaillons la pierre.
Sans nous point de métier.
C’est nous qui serons Véné !
Les yeux irrités sourcillèrent :
– Faut-il encore vous éclairer !
Comment sans nous recevoir la lumière ?
Et sans lumière point de Véné !
Le ventre jusqu’alors un peu mou,
A toutes les parties du corps exprima son dégoût
De devoir grassement les nourrir :
– Si je n’étais Véné vous n’auriez qu’à mourir !
Les parties intimes comme toujours chatouilleuses
Et qu’on disait pourtant frileuses
Se mouillèrent à leur tour :
– Allons ! Ne nous faisons pas la guerre, soyons Véné et faisons l’amour !
La bouche qui s’était tue, décida de l’ouvrir :
– Sans moi jusque là qu’auriez-vous donc pu dire ?
Pourriez-vous sans moi retrouver la parole ?
Nommez-moi Vénérable ! Ça, c’est du vrai symbole !
Les poumons restés effacés se gonflèrent,
Balayant de chacun les arguments vulgaires.
– C’est nous qui donnons le souffle et l’inspiration
C’est nous qui serons Vénérable que ça vous plaise ou non !
Oh ! Les oreilles échauffées ne se montrèrent pas tendres :
– Vous ne saurez jamais sans nous vous entendre !
Et de conclure, rouges et tendues :
– C’est nous qui serons Vénérable… La cause est entendue !
Alors, le trou du cul s’est levé :
– Je demande à être élu Véné !
Toutes les parties du corps, de rire ! C’est incroyable,
Le trou du cul veut être Vénérable !
Alors le trou du cul sur lui-même s’est refermé.
Il refusa dès lors de fonctionner.
Le cerveau devint fiévreux, les jambes molles refusèrent de le suivre.
Le cœur et les poumons luttaient pour survivre ;
Les yeux, vitreux, cherchaient l’obscurité ;
Les parties intimes se grattaient sous le tablier.
Les mains tremblaient si fort que les outils furent dispersés.
Les oreilles sifflaient et le nez osait, osait, osait à peine éternuer.
Quant au ventre le pauvre, mieux vaut n’en point parler.
Les parties du corps n’en pouvant plus
Supplièrent le cerveau de se laisser fléchir
Et de permettre au trou du cul
D’être Véné pour ne plus nuire.
Ainsi fut fait…
Toutes les parties du corps regagnèrent les colonnes
Tandis qu’à l’orient le trou du cul se parfumait à l’eau de Cologne.
Moralité :
Il n’est nullement nécessaire d’être un cerveau pour devenir Véné,
Un trou du cul a toutes ses chances d’être nommé.
Tous rient, sauf J2.
Frère Juré 2– (furieux) C’est inconcevable !
(Tous le regardent, debout)
Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ?
Sœur Présidente Juré 1 – ça te parait inconcevable ?…
Pourtant…
N’as-tu pas toi-même été élu (tous ensemble) Vénérable ?
NOIR