Pièce en 3 actes- Version théâtrale du « Grand Hiérophante ». Edition Hilarion / Julio
Synopsis : Des FF et SS d’une loge : “les Cing G” -Obédience libérale- fêtent leur retour d’un voyage “initiatique” en Egypte.
Or nous sommes le 1er avril, jour qu’a choisi le Grand Maître de cette Obédience pour “passer” à la télé.
Un évènement inattendu vient perturber cette fête dont le caractère profanatoire risque de contrarier un projet de rapprochement entre cette Obédience et la Grande Loge “régulière” de la rue Bigot.
Objets du décor, indispensables :
3 à 4 petites tables. Une vingtaine de chaises. Verres et bouteilles. 1 cénotaphe et 2 petits tréteaux.1 téléviseur.
Bandelettes de tissus ou rouleau de papier-cul. Canne de M. des Cérémonies ou lance.Tentures noires.1 téléphone.1 penderie.
Objets facultatifs :1 bar; Crâne et ossements.1 fauteuil.
Costumes : de ville et « égyptiens ».
6 personnages principaux :
– 1 femme : Simone (Sœur Servante du temple « les Trois Tiers »)
– 5 hommes :
Jacques Mortier (Vénérable de la Loge les Cinq G) ;
Antoine Decker (Frère, compagnon de Simone, membre du CREX) ;
Ange Lucchi (Conseiller de l’Ordre du Secteur) ;
Camille Dumayet (officier du Secteur) ;
Maurice Rastouil (Vieux Maitre des 5G).
7 personnages secondaires :
– 5 femmes :
Hortense (apprentie, épouse de Jacques Mortier) ;
Colette (Hatchepsout)
Lucie Lacroix (Pdte de Chapitre) ;
La Maitresse des Cérémonies (femme soldat)
Jeanne (Maitre de la Loge les 5 G).
– 2 hommes :
Demis Ouzo (ex Vénérable des 5G)
Pierre Blacq (F. Visiteur, ami de Francis Planche, représentant de l’Obédience de « la rue Bigot ») ;
2 petits rôles :
– 1 femme : Julie (une sœur âgée, un peu fripée) ;
– 1 homme : Francis Planche (F. visiteur ami de Jacques Mortier.)
Une petite dizaine de figurants.
Soit environ 25 comédiens.
ACTE I
Scène 1
Décor : la salle humide d’un temple maçonnique, un bar, quelques tables, au fond 3 marches d’escalier donnant sur une porte.
Acteurs : Jacques Mortier; Simone; Hortense; Colette; Julie M. des Cérémonies; Francis Planche; Pierre Blacq; Figurants, dont Rastouil, Jeanne, Démis Ouzo.
Sont présents une dizaine de FF et SS, costumés en « Égyptiens ». Une petite musique arabe, ça rie, ça blague ; on se montre des photos en y allant de ses commentaires.
À l’une des tables : le Vénérable Jacques Mortier, son épouse Hortense, Démis Ouzo, Jeanne, les Frères Maurice Planche et Pierre Blacq. (Ces deux derniers, invités, ne sont pas costumés)
Du haut des marches, se présente la Maitresse des Cérémonies (femme en costume de soldat nubien) munie d’une lance.
– La Maitresse des Cérémonies : (frappe 3 coups pour réclamer le silence) La Reine… Hatchepsout !
Colette entre solennellement, coiffée d’un filet à provisions à mailles dorées, moulée dans une longue robe de soie blanche, parée de la barbe postiche marque de Royauté, les mains tournées vers le haut et munies d’ustensiles de cuisine symbolisant les attributs de la Basse et de la Haute Égypte. Musique (Aïda)
Jacques Mortier vient l’accueillir et l’amène à sa table.
– Jacques Mortier (présente Colette au F. Pierre Black) : Colette, notre Oratrice. Belle tenue, hein ?
– Pierre Blacq : Tu es magnifique ma sœur !
– Jacques Mortier : (À Colette) Je te présente mon vieux frère Pierre Blacq, que je ne peux malheureusement pas visiter… Eh oui ! La rue Bigot ne nous ouvre pas ses portes, à nous les… irréguliers !
– Pierre Blacq : Mais ça ne nous empêche pas de nous retrouver pour faire la fête. Jacques m’a raconté votre croisière sur le Nil et je suis heureux de fêter avec vous le retour de votre fabuleux voyage.
– Colette : Tout l’Atelier y a participé ! Ah ! nous formons une belle loge, les « Cinq G ».
(Des chanteurs entonnent, sur l’air de « Chérie je t’aime, chérie je t’adore ») :
« Nil je t’aime, Nil je t’adore
D’Abou Simbel au Caire, d’Abydos à Louxor
Nil je t’aime, Nil je t’adore
Pour ton gros Bès et ta belle encornée d’Hathor
D’la Citadelle aux pieds des Pyramides
Z’ont regretté la chaleur d’une salle humide
Ils ont croisé Imhotep chez Djeser
Leur a fait signe comme s’il reconnaissait ses frères
Y’a Mustapha… Y’a Mustapha… “
On applaudit les chanteurs.
Simone entre dans la salle en tenue de cuisinière, se dirige à la table de Jacques, et, en s’excusant d’interrompre leur conversation, elle se penche affectueusement sur Jacques, geste qui n’échappe pas à Hortense, et lui chuchote quelques mots dans l’oreille.
Jacques se lève de table.
– Jacques Mortier : Excusez-moi… je reviens dans un instant.
Il suit Simone au dehors tandis qu’Hortense, son épouse, montre des signes de Jalousie.
Petite musique-
Noir.
Scène 2.
Décor : Parvis d’un temple. Tableaux d’affichage recouverts de draps noirs. Des objets macabres ; sur un chaise les reliefs d’un repas ; aspect mortuaire.
Acteurs : Jacques; Mortier; Simone; Antoine Decker.
Antoine Decker se tient là, bien droit, tout de noir vêtu. On entend les rires et les échanges provenant de la salle humide.
Simone entre suivie de Jacques très surpris d’y trouver son Frère Antoine, compagnon de Simone. Ils se donnent l’accolade.
– Jacques Mortier : Antoine Decker ! je te croyais à une réunion du Comité Régional d’Extériorisation.
– Antoine Decker : C’est fini le CREX ! L’extériorisation ? le Grand Maître s’en occupe tout seul à présent.
– Jacques Mortier : Et qu’est-ce que tu fais là, habillé en croque-mort ?
– Antoine Decker : Je rentre d’une tenue funèbre. Mais sais-tu quelle idée stupide a Simone en tête ?
– Simone : Jacques, tu vas m’aider à envelopper Antoine avec ces bandelettes. Nous allons en faire une momie ! Tu vois, j’ai déjà aménagé ces parvis en tombeau du Pharaon.
Elle retire d’un recoin deux petits tréteaux et un cercueil.
Voici mon idée: nous couchons Jacques dans le cercueil, et nous allons appeler nos convives à pénétrer au cœur de la pyramide.
– Jacques Mortier : Ouah ! Simone. Tu n’es pas Sœur Servante, tu es la Sœur démente !
Jacques aide Simone à installer le cercueil sur les tréteaux.
– Simone (à Antoine) : vire-moi ce costard de pingouin !
Antoine s’exécute et se retrouve en chaussettes, marcel et caleçon.
– Antoine Decker : Ah ! je vous vois venir tous les deux. Vous me ficelez et après vous en profitez à votre aise… amants diaboliques !
– Simone : (s’esclaffant) Nigaud !
– Jacques Mortier : Tu as tout compris ! (Rires)
Jacques et Simone emprisonnent Antoine dans les bandelettes (rouleau de papier-cul) puis le font allonger dans le cénotaphe. Seuls ses yeux restent visibles. Quelques bougies éclairent faiblement la pièce.
Jacques et Simone sortent. Petite musique (adagio).
Scène 3
Décor : Même lieu, même décor- Jacques revient et se tient près du cercueil, coiffé d’un turban, une épée croisée sur sa djellaba. Il garde le lieu mortuaire. On entend trois coups de canne, et la Maitresse des Cérémonies se place à l’entrée de la pièce.
Acteurs : Jacques Mortier; M. des Cérémonies; Simone; Antoine Decker; Tous les autres, dont deux qui interviennent pour une courte réplique.
– La Maitresse des Cérémonies : (s’adressant à tous) Avant d’accomplir notre second voyage sur le Nil, je vous invite à une ultime réflexion à l’intérieur de la Grande Pyramide.
Simone, habillée en grande Prêtresse, entre, suivie des FF et SS, d’abord plaisantant en déambulant autour de cénotaphe, puis silencieux et recueillis en s’arrêtant.
Les chuchotements reprennent ainsi que les plaisanteries. Quelqu’un pince l’orteil de la momie. Antoine sursaute.
– Un : Il n’est pas mort !
– Deux : il bouge encore !
Tous se mettent à chanter sur l’air de St Eloi :
Non, non, non, non, non Hiram n’est pas mort (bis)
Car il bande encore (bis)
Rires, photos ; chacun ressort en passant devant la Maitresse des Cérémonies qui se lamente :
– La Maitresse des Cérémonies : Eh ! le bakchich ! le bakchich !
Noir.
Scène 4.
Décor : retour en salle humide. Musique de danse du ventre. Tous se sont réinstallés à leur table et se remettent à rire et discuter, à chanter.
Acteurs : Simone; Hortense; Colette; Julie; Démis; Jeanne; Tous les autres présents à la scène 1.
La sœur Julie, à l’écart, bouquine une revue sur l’Égypte. Un Frère veut l’inviter à danser, elle le remballe et poursuit sa lecture. À la table d’Hortense, manque Jacques qui n’est pas revenu.
– Hortense (se tournant dans tous les sens pour tenter d’apercevoir Simone, puis, rassurée en la voyant, elle lui demande) Où est passé Jacques ?
– Simone (agacée) : il déshabille la momie !
– Colette : (rieuse) Julie ?… Elle est là !
– Julie (vieille, en tenue de touareg, visage hâlé) (elle se manifeste sèchement) : Je suis là !… Vous ne m’avez pas encore momifiée, les gamins. Je vous enterrerai tous !
– Simone : Julie ! Veux-tu aller dire à Jacques de revenir ? Nous sommes à table. Et qu’il ramène la momie, celle du cénotaphe ; nous avons tous hâte de la connaître !
Julie sort. La musique reprend, on chante, on danse…
Au bout de 30 secondes ou plus, Julie revient en restant figée en haut des 3 marches. Elle tient en main des bandelettes ensanglantées. Le silence se fait. Tous la regardent ; elle montre les bandelettes rougies.
– Julie : (affolée) Au secours ! Venez vite !
Jeanne et Démis s’élancent, suivis de Simone, puis d’Hortense.
Noir.
Scène 5.
Décor : les parvis dans l’obscurité, en grand désordre ; le cercueil à terre, les tréteaux renversés…
Acteurs : Antoine Decker; Jacques Mortier; Simone; Démis; Jeanne; Hortense.
Jeanne, Démis, Simone et Hortense arrivent sur les lieux en toute hâte.
– Jeanne : Tout ce sang ! ils se sont battus ?
– Simone : (appelle) Antoine ?
– Hortense : (appelle) Jacques ?
– Démis Ouzo : (se saisissant d’une pelle ou balai) S’ils sont devenus dingues, prenons des précautions !
Apparaissent tout à coup Jacques et Antoine sous le regard stupéfait des autres.
– Simone : Antoine !
– Hortense : Jacques !
– Jacques Mortier (il badigeonne d’alcool la main rougie d’Antoine qui se plaint) : ce que tu es douillet !
– Antoine Decker : Mais non ; c’est ce bois pourri.
– Jeanne : Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
– Antoine Decker : (montrant sa main ensanglantée) Rien qu’une écharde ! mais ce cercueil, souillé par des générations de cadavres…
– Démis Ouzo : Tu exagères avec les mythes, Decker. Personne n’y est mort !
– Jacques Mortier (une pince à épiler à la main) Je l’ai ! (Triomphant) l’épine quitte la chair !
Rire général, sauf Hortense qui n’en comprend pas le sens.
– Simone : ça suffit ! Cessez vos grimaces. Allez ! on retourne en salle humide.
– Antoine Decker : Attendez. Je vais tout vous expliquer.
– Simone : expliquer quoi ?
– Antoine Decker (hésitant) : Pendant que vous tourniez autour de nous, j’ai reconnu le Frère Francis Planche. Comme je m’étonnais de sa présence parmi nous, Jacques m’a appris qu’il était venu accompagné de Pierre Blacq.
– Jeanne : Quoi ? On a Pierre Dac et Francis Blanche ? Et je les aurais pas reconnus ?
– Antoine Decker : Idiote ! Pierre Blacq et Francis Planche ! Et ça vous dit rien, Blacq ? … (un temps) Bon ! Mais il faudra que ça reste entre nous. D’accord ?
– Tous : Qu’est-ce que c’est… de quoi tu parles… ?
– Antoine Decker : D’accord ?
– Tous : (stupéfaits) Juré !
– Antoine Decker : (hésite toujours) Tant pis si je me parjure.
– Démis Ouzo : le parjure est au secret, Decker, ce que la transgression est au sacré !
– Antoine Decker (soudain très sérieux) : Voilà ! Sachez que demain, chez l’Illustre Frère Ange Lucchi…
– Démis Ouzo : Lucchi… Notre Conseiller de l’Ordre ?
– Antoine Decker : Oui, demain, chez lui, nous devons nous réunir, quelques Grands Officiers du Secteur, dont Francis Planche et moi-même, avec une délégation de nos Frères… ceux qu’on dit séparés… les Frères de la rue Bigot.
– Jeanne : Ah oui, les « Réguliers » … Ceux qui ne reconnaissent pas les Sœurs… Et pour quoi faire ?
– Antoine Decker : Nous nous réunissons en vue d’examiner, tenez-vous bien, les conditions d’une reconnaissance réciproque de nos deux Obédiences.
– Jeanne (épatée) : C’est pas vrai !
– Demis – Qu’est-ce que tu nous dit là ?
– Antoine Decker : Et qui conduit la délégation de Bigot ? (Un temps) Pierre Blacq, évidemment !
– Demis et Jeanne : et alors ?
– Simone : Et alors ?
– Hortense : Et alors ?
– Antoine Decker : Et alors ? Vous ne comprenez pas ? (Silence) Ne comprenez-vous pas qu’avec le spectacle de vos enfantillages, vos scènes de dérision et cette parodie grotesque de rite macabre qui se déroulent dans nos parvis, à trois pas de nos Temples, avec nos décors et nos outils rituels… ne comprenez-vous pas que nous donnons une image diabolique de notre maçonnerie à côté de laquelle les écarts que nous reproche Bigot ne sont que rigolade… Blacq doit se faire en ce moment une opinion de notre Obédience pire encore que celle qui prévaut habituellement Rue Bigot !
(Silence)
Quelqu’un m’aurait-il reconnu dans le cercueil ?
– Jacques Mortier : Non. Impossible. (Les autres confirment)
– Antoine Decker : Alors rien n’est perdu. Il ne faut pas que Blacq me sache ici. S’il apprenait que moi, Antoine Decker, je me suis prêté à votre farce stupide, je n’aurais plus demain aucune crédibilité à ses yeux…
– Jeanne (en riant) : Pourtant, c’est du costaud, Blacq et Decker !
(Rires)
– Antoine Decker : Quant à toi Jacques, en ta qualité de Vénérable, il faudra que tu assumes seul les dégâts causés par ta bouffonnerie… Je n’exclus pas une action en justice maçonnique contre toi… pour la forme bien sûr, juste pour qu’il soit bien clair que le Conseil de l’Ordre se désolidarise totalement de toi et des Cinq G.
– Jacques Mortier : Les Cinq G ne singent personne ! Tu dis n’importe quoi !
– Antoine Decker : Cependant, je veillerai à ce que cet incident fâcheux pour ta carrière ne barre pas ton accès aux Ateliers Supérieurs. Admets quand-même qu’il te faudra te faire oublier quelques temps avant de…
– Démis Ouzo : Oh, Oh, Oh ! Où vas-tu mon frère ? Tu rigoles, ou tu dérailles ?
– Antoine Decker : C’est toi qui dérailles, Démis. Toi, l’ex Vénérable ! Tu n’aurais jamais dû laisser Jacques s’engager dans cette voie tordue. Encore heureux que je sois là pour vous sortir de cette merde !
(Tous le regardent, incrédules)
Voici ce que nous allons faire : premièrement, vous cachez ma présence. Deuxièmement, J’avertis Lucchi. Nous devons nous préparer à faire face, demain, aux remontrances de Pierre Blacq. Enfin, troisièmement…
– Démis Ouzo : (le coupant) Troisièmement, essaies de retrouver le niveau, mon cher Decker, redescend du fil à plomb. Cesse ton numéro ! Moi, je retourne à la fête. Je ne vais pas me laisser bâillonner par vos cordons. Salut ! (Il sort)
– Jacques Mortier : Allons ! Nos amis nous attendent. (Tous sortent sauf Simone et Antoine)
– Simone (à Antoine, en lui tendant ses vêtements) : Rhabille-toi ! j’expliquerai la disparition de la momie en brodant une nouvelle version de la mort d’Osiris. À tout-à-l’heure (puis avec malice) à minuit mon chéri.
Noir.
Acte II
Scène 1
Décor : l’appartement de Ange Lucchi. Sur un fauteuil il regarde la télé.
Acteur : Ange Lucchi
Le téléphone sonne ; Lucchi consulte sa montre.
– Ange Lucchi : 20h30. Qui me dérange à cette heure-ci ? Au moment où le Grand Maître va passer à la télé ! (Il décroche) Oui, Lucchi !… Antoine ? Qu’est-ce qui t’amène, ami ?… Sois bref ! Je regarde la télé. …Mais non ! C’est pas Ajaccio/Bastia ! J’attends le passage du Grand Maître à « c’est-à-dire », l’émission de Patrice Savetier. … Tu n’es pas au courant ? (il rit) … Normal ! C’est une surprise ! Vas-y ! dis-moi ! (Il l’écoute longuement lui parler de la fête à laquelle il participe) Et tu me dis que Pierre Blacq est en train d’assister à cette connerie ! Bon ! Écoute ! tu téléphones immédiatement à Dumayet… oui, Camille, et à Lacroix… Oui, Lucie, celle du Chapitre. Tu leur dis que je les retrouve dans une ½ heure chez toi… enfin, à l’appartement de Simone, aux Trois Tiers. Qu’ils ne se montrent surtout pas. Qu’ils se garent dans la rue d’à côté. Tu laisseras la porte de service ouverte, celle qui donne sur l’arrière. Qu’on ne les voie pas ! qu’on ne te voie pas ! … qu’on ne nous voie pas ! Et puis dresse-moi la liste de tous les frères et de toutes les sœurs qui participent à cette soirée grotesque : leur obédience, leur atelier, leur grade… Oui, même leur conjoint ! je n’écarte pas l’hypothèse d’un coup du dehors. … Comment dis-tu ? Si Dumayet et Lacroix ne sont pas libres ? Malheur à eux s’ils ne peuvent assumer la charge qu’ils ont acceptée ! Par le GADLU ! Cette fête stupide, la veille de la rencontre, ce n’est pas un hasard… Quelqu’un a parlé !… Sûr qu’il y a eu une fuite !… Qui aurait pensé qu’elle nous viendrait d’Égypte ? À ce propos, tâche de rechercher ceux qui pourraient avoir la double appartenance avec Memphis ou Misraïm.
(Il raccroche ; il se recale dans son fauteuil et réfléchit à haute voix)
Il y a longtemps que j’aurais dû la démolir cette loge. Les Cinq G. Ah ! Ils ne s’en privent pas de nous singer. Et ce Véné, Jacques Mortier. Une marionnette dont Démis Ouzo tire les ficelles… Ah!… Ouzo… c’est bien loin tout ça quand nous allions, compagnons, visiter les loges mixtes. Avec Maurice Rastouil, nous formions un sacré trio… Rastouil… fondateur d’Hilarion ! Cette compagnie de Bouffons qui fait de l’humour sur la maçonnerie… Mais oui ! Mais c’est bien sûr ! Rastouil ! Il doit être dans le coup !
(Il se lève vivement de son fauteuil, enfile une veste et sort).
Noir
Scène 2
Décor : l’appartement de la S. Simone.
Acteurs : Ange Lucchi; Antoine Decker; Camille Dumayet; Lucie Lacroix
Antoine Decker, Pierre Dumayet, Lucie Lacroix discutent en silence.
Lucchi fait son entrée. On se donne l’accolade sans grande effusion.
– Ange Lucchi : (sans prendre le temps de saluer) Antoine vous a mis au parfum ?
– Antoine Decker : Je leur ai juste dit ce qui se passait ici, et que ça ne sentait pas bon.
– Ange Lucchi : (Il s’installe) Bien ! Voilà; ça fait des années que nous poursuivons, avec nos Frères séparés de la rue Bigot, l’œuvre entreprise par notreTrès Puissant Souverain Grand Commandeur, notre regretté frère Colonna, la construction d’un temple universel ouvert à tous les maçons…
– Lucie Lacroix : et à toutes les maçonnes !
– Ange Lucchi : (dubitatif) ça ?… Ce temple universel dont nous devions poser demain la dernière pierre…
– Camille Dumayet : Attend ! tu dis : nous devions… pourquoi ? c’est abandonné ?
– Ange Lucchi : (en colère) N’entendez-vous pas les rires de ces trublions ? Ils vont tout faire foirer !
– Dumayet : comment ça ?
– Lacroix : Qu’est-ce que tu dis, là ?
– Ange Lucchi : Vous connaissez comme moi l’importance des signes ? eh bien, ceux qui se manifestent ici, à cette heure, ne vous sont pas intelligibles…?
– Lucie Lacroix (en se marrant) : des hiéroglyphes !
– Ange Lucchi : c’est ça, marre-toi ! Tu veux peut-être aller rejoindre leur parodie de fête égyptienne ? Tu veux que Pierre Blacq te voie ?
– Lucie Lacroix : Blacq est là ?
– Camille Dumayet : Pierre Blacq ?
– Ange Lucchi : Oui, Blacq : la tête pensante de « Bigot », la pierre angulaire dont dépend la réussite de notre projet.
– Lucie Lacroix : Mais qu’est-ce qu’il fout ici ?
– Camille Dumayet (très inquiet) : Qu’est-ce qu’il doit penser de tout ça ; et de nous ?
– Ange Lucchi : Et savez-vous qui l’a amené chez ces bouffons ?
– Antoine Decker (aux deux autres) : Planche !
– Dumayet et Lacroix : Francis ?
– Antoine Decker : à mon avis, il ne l’a pas fait exprès, mais je me demande encore comment il a pu se faire piéger.
– Ange Lucchi : Eh bien, Comme tu t’es fait toi-même piéger, Antoine. Par qui ? Hein ? Qui c’est qui a organisé ce… cette messe noire, pour nous discréditer?
(Un temps)
– Lucie Lacroix : Tu penses à Jean Grange ?
– Ange Lucchi : Celui-là, après la démission qu’on lui a généreusement offerte pour le sortir du scandale de la « Sagesse Immobilière », il serait mal venu de venir cracher dans la soupe !
– Camille Dumayet : Amédée Corre ?
– Ange Lucchi : Amédée? celui qui exhibe son cordon de trente-troisième aux jeux de 20heures sur Télé Monte Carlo ? Tu veux rire ! Allons, un peu d’imagination. (Ironique) Pensez au seul à qui vous ne pensez pas : un pilier des 5 G.
– Lucie Lacroix : tu ne penses pas à…
– Ange Lucchi : Si !
– Lucie Lacroix : Maurice ?
(Ange esquisse un sourire de satisfaction)
– Camille Dumayet (indigné) : Maurice Rastouil, le fils spirituel de l’Illustre Colonna ?
– Antoine Decker : Qui porte si haut nos valeurs maçonniques ?
– Ange Lucchi (moqueur) : Mais bien connu, aussi, pour ses tenues sauvages !
– Lucie Lacroix (protestant) : tenues libres, tu veux dire !
– Ange Lucchi : Libres ? Foutaises ! Nous avons prêté serment d’obéissance. Les Principes de l’Ordre prévalent sur les règles des associations de droit commun.
– Camille Dumayet : (indigné) Nous ne sommes pas au-dessus des lois de la République !
– Ange Lucchi : De toutes manières, la liberté du maçon ne s’épanouit pas entre les murs d’une loge secrète… (il regarde Antoine) pas plus qu’entre les planches d’un cénotaphe !… Où était ta liberté Antoine quand Rastouil t’a fourré entre ces quatre planches ?
– Antoine Decker : Ce n’est pas Rastouil qui m’y a fourré, comme tu dis. C’est Simone qui a imaginé cette parodie. Et Jacques Mortier était son seul complice.
– Ange Lucchi : (ironique) Simone ; Jacques ; le couple diabolique ! (Antoine a un mouvement de colère) Je ne voulais pas t’offenser, Antoine. Je cherchais simplement à t’éclairer, non pas sur la fidélité de Simone dont je ne doute pas un instant, mais sur le jeu subtil de Rastouil qui a tout soigneusement orchestré. Voyons ! Remémore-toi ce que tu m’as décrit : ton enfouissement dans le cercueil… la déambulation macabre autour du maître bâillonné que tu représentais… Et cette vision furtive que tu as eue en la personne du frère Planche : la révélation divinisée du traître !… allégorie parlante, non ? Et l’attouchement du gros orteil ! autant de signes qui m’apparaissent à présent, dont je ne puis vous en révéler le sens caché. Autant de signes diaboliques d’une cérémonie satanique dont Maurice Rastouil est le Grand Ordonateur. (Ange Lucchi jouit de la perplexité qu’il lit sur les visages de son auditoire.) Heureusement, (il se rachète des mots blessants qu’il a proféré à l’encontre d’Antoine) grâce à toi Antoine, nous allons pouvoir parer l’attaque. Ah ! Tu étais loin d’imaginer que Rastouil avait tout manigancé à ton insu.
– Lucie Lacroix : Il y a quelque chose que je ne saisis pas. Pourquoi Rastouil tenterait-il de s’opposer à nos négociations avec Bigot ? Quand on connaît son engagement maçonnique, il est difficile d’admettre qu’il ne soit pas le premier à se réjouir de cette rencontre.
– Ange Lucchi : Rastouil est un hérétique ! Entre les lignes de ses planches, je lis l’envers, j’entends gronder l’enfer… Quand j’entends Rastouil, j’entends siffler Apopis, le serpent maléfique du Livre des Morts. D’ailleurs, plaisante-t-il quand il parle d’Évangile luciférien à propos de nos mythes ?
– Camille Dumayet : De ce point de vue, ne sommes-nous pas tous des hérétiques ? Notre Architecte ne fabrique-t-il pas nos outils dans les forges de Tubalcaïn, et les forges de Tubalcaïn ne se nourrissent-elles pas du feu de Lucifer ?
– Lucie Lacroix : (pouffant) Et les plus sots des dévots n’accusent-ils pas notre chaîne d’être la courroie de transmission de la Synagogue de Satan ?
– Antoine Decker : (pour calmer tout le monde) Je crois tout simplement que Rastouil accepte mal le compromis que nous allons signer avec Bigot.
– Ange Lucchi : Compromis historique ! (Grandiloquent) L’Histoire retiendra ce haut fait de l’humanisme révolutionnaire tel que n’en a pas connu l’Occident depuis les premières Constitution d’Anderson. L’Histoire reconnaîtra dans la maçonnerie laïque démocratique et libérale…
Les trois autres le regardent, consternés.
– Lucie Lacroix : Oh ! Oh ! ça va ! Épargne-nous ta langue de bois !
– Camille Dumayet : (railleur)Tu vois déjà ton nom en gros dans le prochain Ligou ?
– Ange Lucchi (vexé mais reprenant en main la situation) : En attendant, voici mon plan.
Noir
Scène 3
Décor : le même.
Acteurs: Les mêmes.
Ange Lucchi, Antoine Decker, Camille Dumayet, Lucie Lacroix sont assis devant la télé dont on ne voit pas l’image, mais dont on entend le son.
– Ange Lucchi : OK ? chacun a bien compris son rôle ? (Il regarde l’heure) Bon Dieu ! Mettez la télé ! La trois ! Faut pas rater ça !
On allume la télé et on entend un indicatif musical suivi d’une annonce :
« après notre page de publicité, nous reprenons l’émission de « sept à dire » animée par l’inégalable Patrice Savetier. »
Applaudissements nourris. Indicatif musical.
– Voix de Fabrice Savetier : « Recevons à présent notre personnalité surprise, notre septième et dernier invité ».
Musique.
– Lucie Lacroix : C’est quoi ?
– Ange Lucchi : Une surprise. (Il augmente le volume) : prêtez attention !
La musique s’estompe
voix du speaker : « tenons-nous prêts à accueillir un homme exceptionnel ! »
– Camille Dumayet : c’est qui ?
– Ange Lucchi : Attends ! tu vas voir.
– Speaker : « Un bâtisseur !… un bâtisseur inlassable. De ces hommes qui n’aspirent jamais au repos, qui œuvrent à toute heure, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Temple… »
– Ange Lucchi : (surpris par ces paroles) Savetier… il serait pas des nôtres ?
-Speaker : « militant acharné de la fraternité universelle, rassembleur passionné des bonnes volontés éparses, homme de foi et de conviction… respectueux néanmoins de toutes les chapelles… »
– Ange Lucchi : (étonné) Chapelles ? quel langage !
-Speaker : « préférant l’activité de la scène publique à la torpeur des rites archaïques que pratiquent la plupart des adeptes de son ordre sous les voutes sombres de leurs secrètes officines. »
– Ange Lucchi : (jubilant) Ouah ! comme c’est bien dit !
Musique…
– Ange Lucchi : ils auraient pu mettre du Mozart !
La musique cesse ; applaudissements…
– Ange Lucchi : Mais… Mais… qui c’est ce type ?
– Antoine Decker : Un prête en soutane, avec sa croix !
– Lucie Lacroix : Si c’est pour voir un curé que tu nous as mis devant la télé !
Les applaudissements cessent.
Speaker : « Bonsoir mon père ! »
Ange se lève d’un bond et éteint la télé. Il reste pétrifié. Les autres le regardent pour tenter de comprendre.
Provenant de la salle humide, on entend la fin d’un chant (sur l’air de « le rêve passe ») :
« Fiers maçons
De l’audace
Rêvons sinon
Le rêve passe ! »
– Ange Lucchi : Rome ! Rome a substitué ce prêtre rondouillard à notre Grand-Maître.
– Camille Dumayet : notre Grand Maître ?
– Ange Lucchi : Oui ! c’est notre Grand Maître qui devait passer ce soir à la télé, avec savetier.
– Antoine Decker : Sans doute de nouvelles méthodes d’extériorisation ?
– Lucie Lacroix : Et pourquoi ne nous en avoir rien dit ?
– Ange Lucchi : C’était une surprise ! Il n’y a que le Conseil de l’Ordre qui était au courant.
– Camille Dumayet : pourquoi l’avoir tenu secret ?
– Ange Lucchi : on craignait que ça provoque un tollé réprobateur chez ces maçons qui n’ont de cesse, au Convent, de nous seriner que la maçonnerie est une société initiatique. Mais oui nous initions ! Nous initions des méthodes modernes d’extériorisation !
– Lucie Lacroix : Et pourquoi il s’est débiné, le Grand Maitre ?
– Ange Lucchi : Il ne s’est pas débiné. On l’a débiné !
– Camille Dumayet : et tu penses que c’est Rome, le Vatican, qui a… substitué… ?
– Ange Lucchi (troublé) : C’est évident : l’Église a escamoté notre Grand Maître. Bon dieu ! à quelles forces occultes a obéi Savetier pour nous faire un coup tordu pareil ?… Antoine ; téléphone vite au Grand Maître !… Téléphone, je te dis !
Antoine Decker s’exécute. On entend dans l’ampli les sonneries d’appel, en même temps que les rires des fêtards. Pas de décroché.
– Antoine Decker : Le Grand Maître ne répond pas.
– Ange Lucchi (abasourdi) : Le Grand Maître ne répond plus !
(Silence)
– Lucie Lacroix (dubitatif) : l’Église aurait-elle le pouvoir de contraindre notre Grand Maître ? Je n’y crois pas !
(Un temps)
– Ange Lucchi : Colonna !
(Tous regardent Ange Lucchi, stupéfaits : aurait-il perdu la raison ?)
– Camille Dumayet : J’ai suivi le corbillard d’Auguste Colonna !
– Antoine Decker : Je l’ai vu mettre en bière !
– Lucie Lacroix : Nous avons versé des larmes sur son tombeau !
– Ange Lucchi : Vous me prenez pour un fou ? pas Colonna !… son ombre !
– Antoine Decker : Maurice ?
– Lucie Lacroix : Rastouil ?
– Ange Lucchi (autoritaire) : Allez ! on applique mon plan ! (À Dumayet) Camille ! à toi de jouer maintenant.
– Camille Dumayet : je vous le sers sur un plateau ! (Il ouvre la porte par laquelle on entend les applaudissements de la fête, qu’il semble prendre pour lui)
Noir
Acte III
Scène 1
Décor : La salle humide avec tous les fêtards.
Acteurs : Hortense; Jacques Mortier; Colette; Camille Dumayet; Maurice Rastouil ;Simone; Tous les fêtards.
Camille Dumayet entre dans la salle, très jovial, en se faisant bien remarquer.
– Hortense (à Jacques) : Tu le connais ?
– Jacques Mortier : un anthropopitèque. On ne le voit plus très souvent en loge bleue.
– Colette : Personne ne peut le radier pour défaut d’assiduité… Il plane dans les Hauts Grades.
– Jacques Mortier : Il était aux « Cinq G »; il fait à présent dans l’écossisme. Bouffeur de curés en bas, gourmand de GADLU en haut.
– Colette : Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas !
– Hortense : et vice versa !
Dumayet salue l’assistance et s’impose pour prendre la parole :
– Camille Dumayet : Ah ! mes frères, mes sœurs, quels merveilleux souvenirs vous me rappelez ! Vous savez que j’ai travaillé au Consulat du Caire ! J’ai même participé à la réfection des monuments agressés par les nouvelles conditions climatiques créées par le barrage d’Assouan… Je pourrais aussi vous parler des premiers rites égyptiens, de Misraïm, la fille vénitienne de Cagliostro, des Carbonari, du Grand Orient d’Égypte, des loges de Memphis restées fidèles à l’Empereur… Et vous raconter comment fut créé le Grand Hiérophante, 96ème grade du Rite !
– Maurice Rastouil (jusqu’ici resté discret, s’adresse à Dumayet) : Eh bien je suis heureux mon Frère Camille que tu nous rendes visite. Ta présence auprès des jeunes se fait de plus en plus rare. Merci donc de nous éclairer de tes lumières… qui nous auraient été bien utilessi tu avais participé à notre croisière. Alors c’est quoi, ton Grand Hiérophante ?
– Camille Dumayet : Mon cher Rastouil ! Pour en parler, j’aurais besoin de cette Marianne maçonne dont tu sais, je crois, où se trouve le buste.
– Colette : Cette Marianne en plâtre à tête de pharaon surmontée d’une coiffure formée de deux pylônes, comme on en rencontre à l’entrée des temples égyptiens ?
– Camille Dumayet : et qui comporte des inscriptions emblématiques en alphabet templier !
L’assistance, curieuse, complaisante, semble fort intéressée et demande à voir l’étrange objet.
– Simone : Maurice, tu peux aller la chercher ?
– Maurice Rastouil : J’y vais ! (Il va prendre une clé accrochée à un tableau, et sort.)
– Simone (se lève, un verre à la main) : En ce premier jour du deuxième mois de l’année maçonnique, je propose que nous portions une santé… au Grand Orient d’Égypte !
– Chargez !
– Haut les coupes !
– Au Grand Orient d’Égypte !
– Buvons !
Noir
Scène 2
Décor : Une salle, dans l’obscurité.(Ce pourrait être les parvis des scènes précédentes ou mieux, un simulacre de temple maçonniques avec 2 colonnes et un delta lumineux).
Acteurs : Maurice Rastouil; Antoine Decker; Lucie Lacroix; Ange Lucchi.
À l’affut, derrière une porte d’entrée située à une extrémité de la pièce se cache un homme (Antoine Decker).
Maurice Rastouil pousse la porte pour entrer et tente en vain d’éclairer au moyen de l’interrupteur.
– Maurice Rastouil : Pas de lumière ; ça y est ; tout disjoncte : l’électricité comme les maçons !
(Il franchit le pas de la porte et découvre son frère Antoine.)
Eh bien ! Que trames-tu là ? Pourquoi n’as-tu pas rejoint la fête ? (Moqueur) Tu tiens une réunion du CREX ?
– Antoine Decker : Il y a trop longtemps que tu ironises sur le Comité d’extériorisation, mon frère Rastouil. Je suis ici ce soir pour recevoir ta démission.
– Maurice Rastouil : ma démission ?… Je te la donnerai quand les frères de mon atelier me l’auront réclamée.
– Antoine Decker : je la veux !
– Maurice Rastouil : Non ! (Il repousse Antoine Decker qui l’agrippe par une épaulette. Rastouil se dégage et parvient au milieu de la pièce)
De derrière un paravent surgit Lucie Lacroix.
– Lucie Lacroix : Il y a trop longtemps que tu t’assois sur les instructions de la hiérarchie. Donne-nous ta démission !
(Rastouil est à l’arrêt, stupéfait)
– Maurice Rastouil : (goguenard) Tu la recevras le jour où tu seras reçue trente-troisième !
Lacroix tente de saisir Rastouil par la nuque, sans agressivité toutefois ; Rastouil esquive le geste et se dirige à l’autre extrémité de la salle, là où se trouve le placard renfermant l’objet recherché.
Grattant une allumette, il éclaire la serrure, ouvre à la clé le placard, fouille jusqu’à trouvé le fameux buste. Muni de l’objet il referme le placard et se trouve nez-à-nez avec Ange Lucchi, venu dans son dos, qui le retient par le bras.
– Maurice Rastouil : (furieux) Mais qu’on me veut-on encore ?
– Ange Lucchi (très aimable) : Maurice, mon cher Maurice… Tu connais les charges qui pèsent sur toi. Tu sais bien qu’une démission serait pour toi plus honorable qu’une radiation. Alors rends-toi. Je te promets, en contrepartie, de ne pas inquiéter les frères de ta loge sauvage, celle que tu as ouverte sans notre accord… Seulement… je veux des noms !
– Maurice Rastouil : Je rêve ! Quel ange maudit es-tu Lucchi, pour me demander de violer le secret d’une loge libre ?… Tu peux me radier, tu ne me feras pas trahir !
Excédé par l’entêtement de Rastouil, Lucchi lui frappe du plat de la main la tête. Heurtant plus violemment qu’il ne l’avait souhaité le front de Rastouil, il retire brusquement son bras et dans le mouvement, le buste de plâtre tombe à terre et se brise.
Les trois comparses qui se sont regroupés, médusés, laissent s’échapper Rastouil.
Noir
Scène 3
Décor : la salle humide, avec tous les participants de la scène 1/ acte III.
Acteurs : Maurice Rastouil; Julie; Colette; Demis Ouzo; Simone; Jacques Mortier; Antoine Decker; Francis Planche; Ange Lucchi; Pierre Blacq; Tous les fêtards.
Rastouil se présente en haut des 3 marches du palier de la porte d’entrée.
– Maurice Rastouil : (Il interpelle les fêtards) Il n’y a pas que la momie qui a disparu. La Marianne aussi ! Mais je crois bien avoir dérangé des cambrioleurs.
– Les Uns : des cambrioleurs ?
– Les Autres : Chez nous ?
– Maurice Rastouil : Ils ne doivent pas être loin. J’ai entendu des pas précipités provenant de ton appartement, Simone. Ta porte est bien verrouillée au moins ?… Ils ne peuvent pas nous échapper.
Jacques se lève et s’empare d’un maillet ; la Maitresse des Cérémonies se munit de sa lance… Un autre se précipite vers le placard des épées et commence la distribution… Simone brandit une écumoire, etc…
– Julie : Attention ! Eux aussi peuvent être armés. (Elle est prête à tomber dans les pommes ; on la soutient)
– Colette : retenons-les jusqu’à l’arrivée de la Police !
– Julie : La Police ? Et puis quoi, tu ne veux pas qu’on invite la Presse ?
Rastouil sourit de satisfaction d’avoir déclenché ce branle-bas.
– Démis Ouzo : (qui flaire un coup tordu monté par Rastouil) Oh ! Oh ! N’est-ce pas curieux que la canaille s’intéresse à nos locaux… en notre présence ?
– Colette : et si c’étaient des nôtres ? … des frères ?
– Julie : Dans ce cas, pourquoi s’enfuient-ils ? Ton avis, Maurice ?
– Maurice Rastouil : Sans doute qu’ils n’ont pas souhaité être reconnus !
– Simone : (Elle montre un signe soudain d’inquiétude) Jacques, Démis, Jeanne… ça suffit ! Dîtes-leur que c’est Antoine la momie ! Que c’est lui qui circule dans les couloirs. Finies les cachoteries ! Vous n’allez pas les laisser lui porter un mauvais coup !
Camille Dumayet, s’étant isolé, semble s’interroger sur la situation: que se passe-t-il?
Rastouil, qui a descendu les trois marches du seuil de la porte, reste pantois… Il y a des choses qui lui échappent.
Jacques Mortier se met tout-à-coup en avant.
– Jacques Mortier : Eh bien oui ! On va pas en faire tout un plat ! On peut vous le dire maintenant. La momie, c’était notre Frère Antoine Decker.
– Colette : Et alors, pourquoi il traîne dans les couloirs ?
– Jacques Mortier : il doit jouer à cache-cache avec les fantômes (puis interrogeant Rastouil avec malice) Tu ne l’aurais pas croisé, Antoine, par hasard ?
– Maurice Rastouil : (bluffeur) Antoine ? je l’aurais reconnu !
Antoine Decker fait brutalement irruption dans la salle.
– Antoine Decker (hilare, comme celui qui vient de leur jouer un bon tour) : Que te faut-il Maurice pour reconnaître tes Frères… des mots… des signes… ? (En aparté à Rastouil) Bien joué, bouffon ! (À tous) J’espère que je n’ai pas gâché la fête. Buvons !
Tous reprennent leur place. Antoine va à la table de Jacques Mortier où sont assis Francis Planche et Pierre Black. Simone, heureuse d’avoir retrouvé son mec, leur apporte des confiseries orientales. Tous sont très réjouis, Pierre Black semble particulièrement gouter cette folle soirée. Rastouil se tient à une autre table.
Une musique arabe effrénée, diabolique, étouffe les conversations.
Entre soudain dans la salle humide Ange Lucchi qui glisse sur une épluchure (un loukoum) et manque de se casser la figure, ce qui attire sur lui tous les regards. Lucie Lacroix, qui le suit, le rétablit de justesse. Du coup, Ange en est tout débraillé, une chaussure perdue, la cravate de travers… (comme le profane à son 1er voyage).
Retrouvant son aplomb…
–Ange Lucchi : (Joyeux) Quel voyage !
Il déclenche une batterie d’allégresse.
Antoine Decker, Jacques Mortier et quelques Sœurs s’empressent autour de lui pour le revêtir.
Colette lui tend une coupe de champagne.
– Colette (martiale) : Salut à toi, Ô Frère Ange !
Ange Lucchi fait alors semblant de s’étonner de la présence de Pierre Blacq.
– Ange Lucchi : Mon cher Pierre, toi-z-ici ! Je n’en crois pas mes yeux ! Mais qui vois-je encore ? Francis ! Mon cher Francis ! (On se donne l’accolade). Eh bien je suis gâté ce soir. J’en rends grâce aux Cinq G et à son Vénérable. Même mon frère Rastouil dont je partage habituellement les secrets ne m’en avait rien dit. Au fait, Il n’est pas là Maurice ? (Il le cherche du regard parmi les assistants puis l’aperçoit) Maurice ! Allez, on arrose ça comme il se doit : Simone ! Du champagne pour tout le monde !
Pierre Blacq, resté à sa table, qui ne s’est jusque-là manifesté, sollicite Francis Planche pour qu’on lui accorde la parole. Francis Planche transmet à Jacques Mortier qui fait tinter son verre pour obtenir le silence.
– Francis Planche : Mes Sœurs, mes Frères, je ne vous ai pas plus tôt présenté notre Illustre Frère Pierre Blacq. Il avait tenu à garder l’anonymat. Je suis sûr qu’il n’en souffrira pas si je vous dis qu’il est un des plus hauts dignitaires de la Rue Bigot. (S’adressant à lui) La modestie est une qualité naturelle chez les Francs-maçons, mais la tienne mérite d’être relevée pour l’exemple qu’elle nous inspire… Tu as la parole mon frère Pierre.
Pierre Blacq se lève, accueilli par un concert de claquement de cuillères sur les tables.
– Pierre Blacq : Merci à votre loge des Cinq G, à son Vénérable et à vous tous mes Frères… et mes Sœurs… Vous n’imaginez pas comment ma pâle vision des choses s’est éclairée aujourd’hui d’une flamme dont je redoutais jusqu’alors les ardeurs sulfureuses. Votre Grand-maître, avec qui j’avais une conversation téléphonique ce matin même, me faisait part de sa joie d’avoir réussi à faire marcher les trente-deux apôtres de son Conseil National. (Rumeurs). Il a en effet réussi à tromper leur vigilance le jour où elle aurait dû être particulièrement éveillée. Dois-je vous le rappeler, pour quelques minutes encore si j’en crois cette horloge, que nous sommes le 1er jour du deuxième mois de l’année maçonnique… le premier avril de l’ère vulgaire ! (Mouvements divers). Et nous nous désolions, avec votre Grand-Maître, qu’à force de se prendre trop au sérieux, nous finissions, nous, hommes de traditions, par négliger nos propres traditions festives. C’est donc dans cet esprit que d’aucuns jugeront sacrilège, mais qui ranime à mon sens notre devoir d’impertinence, que votre Grand Maître a monté un canular que tairont probablement nos très sérieuses revues maçonniques… Je devine votre impatience : de quel canular s’agit-il ? Eh bien le voici : votre Grand-maître a fait avaler aux trente-deux autres membres de son Conseil et à un large aréopage de Dignitaires parisiens qu’il se produirait ce soir même à la télévision. Où ça ? Dans la plus médiocre des émissions de variétés ! Comment ça ? Comme le plus fat des politiciens en mal d’audimat ! (Rires).
Vous riez ! C’est gros, n’est-ce pas ? Pourtant ça a marché ! (désignant avec bienveillance Lucchi) Comment expliquer autrement l’heure tardive à laquelle notre frère Ange Lucchi nous a rejoint à cette fête ?
Ange Lucchi se lève et applaudit, feignant d’être beau joueur.
– Ange Lucchi : (fanfaron)Tu ne vas tout de même pas croire que j’ai pu avaler ça !
Rumeurs et rires ; Pierre Blacq continue
– Pierre Blacq : Ce soir, à l’instar de votre Grand-Maître, vous m’avez rappelé quel puissant levier pouvait être l’humour dans notre quête d’élévation spirituelle. Mais ce que vous imaginez encore moins, c’est à quel point ce rappel opportun modifie profondément la ligne de conduite que nous nous étions fixées à Bigot. (Un temps) Il faut auparavant que je vous confie les raisons de ma visite dans votre Orient. Je n’y suis pas venu en touriste, mais en mission : je participe en effet demain à une importante rencontre entre nos deux Obédiences. (Un temps) Vous n’ignorez pas les préventions que nous avons, nous autres rue Bigot, à l’égard des loges… irrégulières. Or grâce à vous ce soir, ma défiance – qui n’était que préjugés – vient de s’envoler.
(Un temps)
En fin de compte, je pense sincèrement que vous n’avez rien à gagner à vous soumettre aux exigences de mon Obédience, dite régulière, dont je me sens à présent le malheureux porte-parole…
(On s’agite parmi les Lucchi, Planche, Dumayet, Lacroix, Decker.)
Black continue.
J’ai failli trahir l’esprit de votre regretté frère Auguste Colonna, dont j’ai appris qu’il avait été initié ici même, aux Cinq G. Selon lui, la reconnaissance de l’autre ne peut être fructueuse que si chacun conserve sa pleine singularité. La véritable unité des maçons, me disait-il, ne se décide par contrat. La véritable unité est celle qui s’édifie dans les esprits et qui rayonne sur les cœurs. (Un temps) évidemment, comme l’exige mon devoir, je ferai part demain de nos conditions à la délégation de votre Obédience que conduit mon frère Lucchi ici présent. Mais je n’entamerai aucune négociation qui vous obligerait à vous renier… Vous y perdriez votre âme… (Silence que personne n’ose rompre) (Il devient hésitant) NOUS y perdrions notre âme. Je dis « nous » car je prends la résolution, dès ce soir, au mépris du blâme que j’encoure, de visiter régulièrement votre loge des « Cinq G ». Et je souhaite que vous m’y accordiez un temps d’apprentissage…
Des murmures parcourent l’assistance. À la table de Jacques Mortier, les « Dignitaires » sont effarés.
– Pierre Blacq : Voyez-vous, il est nécessaire de se replonger quelquefois dans la pénombre du Nord afin de redécouvrir, sous le regard indulgent de nos apprentis, l’illusoire et le dérisoire dont nous nous parons, nous autres qu’on appelle dignitaires. Je me demande aujourd’hui comment j’ai pu moi-même en accueillir, sans rire, de ces illustres maçons qui gravissent les marches de l’Orient en étreignant d’une main leur cou et de l’autre leur attache case bourré de leurs précieux métaux. (Quelques rires, sauf des dignitaires). Notre frère Auguste Colonna se plaisait à conter qu’il aurait aimé être un parfait bouffon. Pas plus éveilleur, selon lui, qu’un bouffon, qui est toujours conscient dans la malice et la perfidie de ses grimaces…
Ceux que les fantaisies et le rire font se raidir -mais je n’en vois point ici- (dit avec une flatteuse hypocrisie) devraient méditer cette remarque d’Auguste Colonna : ” Rien ne ressemble plus à la respectabilité que la morgue de l’imbécillité “. »
À cet instant précis, les douze coups de minuit retentissent à la grosse pendule de la salle humide.
Noir
Fin
(Durée approximative de la pièce : 3 actes de 15mn + 9 changements de décor d’une minute environ, soit une heure de représentation.)