Sous le pavé la plage

ESSAIS SYMBOLIQUES
Titres des Essais: Variations sur le tronc de la Veuve, Variations sur l'Opacité, Variations sur le coq et la chouette, la lettre G, 
Essaimage et Fleur de l'âge,le Tire-Bouchon,QI maçonnique, l'Habitude écrit à la Tradition, Tais-toi et taille!, Gâteau d'apprenti,la Maçonnite, 
Sous le Pavé la Plage, Au clair de la Lune, Méthode ASSIMIL, Maçonnerie sans Cédille, Cours du Soir, Le Sage ne rit qu'en tremblant, Agapes

 

– S’il vous plait, Monsieur, dessine moi une plage.

– Non celle là est pleine de cailloux.

– Non, tu vois bien, ce n’est pas une plage, c’est un parking.

– Non celle là est trop polluée.

Alors faute de patience, je griffonnai ce dessin-ci, et je lançai :
– Ça, c’est le pavé. La plage que tu veux est au-dessous !
Mais je fus surpris de voir s’illuminer le visage de mon jeune juge :
– C’est tout à fait comme ça que je la voulais !
À la manière du Petit Prince ne suffit-il pas d’un peu d’imagination pour deviner, sous notre pavé, le sable fin et chaud de la plage?

Je me souviens de ce mineur de fond qui à l’âge de la retraite, a connu les plages de Méditerranée.
” Comment, s’émerveilla-t-il, ai-je pu vivre jusque là en ignorant que d’aussi belles choses pouvaient exister ! ” Son ignorance, qu’une vie laborieuse avait entretenue, avait étouffé en lui toute imagination. Sous le carreau de la mine, ce n’était pour lui que sombres galeries au fil desquelles il suivait la lumière de sa propre lampe qu’il tenait au bout de son bras. Comment aurait-il pu imaginer la plage quand sa pensée était toute absorbée par la crainte de se retrouver un jour, faute de travail, sur le pavé ?
Mais ne sommes nous pas en train de nous égarer ? Le pavé sacré de nos loges n’est ni le pavé joyeux des barricades soixante-huitardes ni celui plus chagrin des ruelles tristes des corons.
Et pourtant ! Notre pavé mosaïque ne se situe-t-il pas au beau milieu de ces deux pavés du labeur et de la contestation ?
Car tous les pavés ont un point commun comme l’affirme cet épigraphe de 68 sur un mur de la Sorbonne :

” L’aboutissement de toute pensée, c’est le pavé “

Combien d’anciens apprentis, depuis leur premier travail sur le pavé mosaïque, n’ont jamais ressenti pour les pavés, pour tous les pavés, ce que traduit si bien cette autre inscription sur un mur de Nanterre : ” Je jouis dans les pavés ! ” ?
Et l’on se souvient ici de ce Frère qui jouissait si bien dans le pavé qu’il foula gaillardement celui de l’atelier. Geste anodin ? Geste provocateur ? Qui ne s’est pas interrogé sur ce geste sacrilège ?
On peut s’interroger sur l’intérêt qu’il y aurait à défoncer le pavé mosaïque… pour vérifier si le sable s’étale bien encore au-dessous?
Geste sans doute naïf pour qui espérerait découvrir sous le pavé de la loge les grèves sablonneuses du farniente et de l’oisiveté.
Geste autrement moins innocent pour qui, se référant à ce slogan : ” le dépavage des rues est l’amorce de la destruction de l’urbanisme “, ne chercherait pas tant à retrouver la plage qu’à détruire ce symbole équivoque du progrès et du pouvoir. Symbole équivoque en effet qu’un pavé qui représente d’une part le travail de l’homme qui trace une voie sûre et stable sur un sol mouvant où, sans pavé, sa progression serait lente et pénible, et d’autre part les voies de pénétration, telles que les routes romaines, qui servent à assurer le pouvoir des impérialismes.
A défoncer le pavé de la loge, le risque serait grand d’y trébucher mais encore de fournir de dangereux projectiles aux détracteurs de la maçonnerie.
Cependant, la difficulté à progresser sur le sol bouleversé obligerait peut-être notre faible raison, à l’instar de la faible lampe du mineur, à guider avec plus d’attention nos pas hasardeux, et, entre les pavés, à redécouvrir la plage.

En attendant, notre pavé s’étend à l’aise tant il est assuré que son caractère sacré le protège des agresseurs et bannit les profanateurs !
Mais que ce symbole de la raison victorieuse sur les sables mouvants se méfie ! Lorsqu’il il trace ce droit chemin où,

À chaque kilomètre chaque année
Des vieillards au front borné
Indiquent aux enfants la route
D’un geste de ciment armé

Que les césars, les ayatollah, les gourous et tous les dignitaires et autres petits chefs qui tiennent avec insolence le haut du pavé ne s’étonnent pas de découvrir tout à coup, au détour d’une colonne, aux pieds de marches mal éclairées, dans quelque parvis tourmenté, ce qu’un CRS à l’abri de son bouclier appelait “la dure réalité du pavé.”